jeudi 14 juillet 2011

Mélane et la Loterie Afghane

Mélane devait se rendre à l'aéroport pour 10h du matin.

Rien ne semblait toutefois fonctionner. Les enfants ne suivaient pas. Le petit Alexis ne comprenait pas bien que papa revenait d'Afghanistan, on dirait qu'il avait un peu oublié qui il était et sa grande soeur, Mélodie semblait se renfermer sur elle-même, comme intimidée par le retour de Stéphane après 6 mois à l'étranger. Mélane était surtout fatiguée. Luttant contre le traffic des routes en construction, elle se rendait à l'aéroport avec des sentiments ambivalents.Elle avait toujours méprisé les femmes d'athlètes qui ne voient pas leur maris pendant 8 mois et voilà qu'elle était l'une d'elle n'ayant pas vu son mari depuis 6. Et 160 morts plus tard, que valait tout ça?

Elle se reconnaissait de moins en moins dans cette foule de femmes de soldats. Il y avait "les femmes de lignée" où, de père en fils, parfois les filles aussi étaient tous allés au front. L'armée était toute leur vie. Ceux-là se pointaient à l'aéroport en clan de 10 à 12 personnes tout le temps. Il y avait aussi "les pitounes" bien souvent des danseuses, des serveuses, souvent les deux, quelques fois des filles qui avaient fait de la prison pour des histoires de drogues ou de prostitution. Celles-là étaient facilement identifiables, elles en faisaient trop. Elles étaient trop maquillées, habillées en guidounes, bref, elles avaient l'air de danseuses en civil. Il y avait aussi les "vétérantes". Elles ne pleureraient pas celles-là. Elles avaient l'habitude, elles auraient peut-être même une légère irritation à voir leur homme revenir cochonner leur ménage tranquille. Il y avait aussi toujours le clan des "recrues" qui étaient composées de très jeunes filles dont on ne savait pas toujours si c'étaient les soeurs ou si c'était les amoureuses des soldats. Celles-là en était à leur première expérience du genre et ne savaient juste pas comment réagir.
Mélane avait justement les yeux sur l'une d'elles qui fumait une cigarette là où c'était interdit en attendant son homme (ou son frère). Il y a avait aussi les "profiteuses", celles qui se trouvaient un soldat pour l'argent qu'il ramenait à la maison et la tranquilité de leur absence de cette maison. Celles-là en général ne se pointaient même pas à l'aéroport. Elles trouvaient une excuse pour ne pas s'y rendre.
Mélane ne se classait dans aucune des catégories. Elle avait un bon job, deux enfants de son Stéphane et dans son groupe d'âge, la trentaine, elles étaient étonnament peu nombreuses. Les soldats aimaient les plus jeunes.
Elle avait bien noué une amitié avec Brigitte et Nicolas mais Nicolas avait déjà fait ses deux séjours à l'étranger et était confiné à des tâches de bureau depuis. Il était revenu de sa dernière mission avec plusieurs démons en tête. Des fantômes qu'il ramenait de Bosnie et ceci l'avait passablement changé. Brigitte s'en était trouvée transformée elle-aussi. IL l'avait transformée en exigeant qu'elle se fasse poser de nouveaux seins et qu'elle utilise le botox. Mélane s'était éloignée d'elle parce qu'elle trouvait cela trop malsain.

Il y avait dans ces retours un jeu de classe sociale entre femmes que Mélane trouvait passablement ridicule. Des regards posés les une sur les autres qui ne représentaient rien pour elle.

C'est relativement seule et isolée qu'elle attendait avec ses deux enfants. Ce qui aurait dû la consoler c'est que c'était aussi le dernier retour de mission de la sorte dans un pays dangereux pour Stéphane. 1100 soldats revenaient de Kandahar et Stéphane aussi allait attendre un sapré bout de temps avant de repartir. Mais non, elle était nerveuse...comme si Stéphane lui avait promis de revenir avec des araignées plein la tête lui aussi. Elle repensait à cette première mission où il lui avait raconté que par trois fois, il avait marché sur des sols potentiellement minés et qu'il s'était dit "Cette fois ça y est...d'une seconde à l'autre tout pourrait s'éteindre" et ceci lui faisait monter des larmes aux yeux.

Ici, à l'aéroport, il y en avait beaucoup des larmes, de fierté surtout. Quand la tête de Stéphane est apparue au loin, Alexis a demandé à sa mère "Pourquoi tu pleures, t'es pas contente qu'il revienne?"

Elle ne pouvait pas répondre à un enfant de 3 ans qu'elle gagnait encore à la loterie Afghane, qu'elle avait un jour épousé un jeune homme qui était aussi soldat et qu'elle ne croyait jamais qu'il en ferait carrière. Qu'elle croyait pouvoir le changer. Toutes les femmes ont cette drôle d'idée inconsciente de "changer" leur homme. Une idée qu'elle reprochait justement à Nicolas qui avait littéralement défiguré son amie Brigitte. Elle ne pouvait pas dire à son fils que papa jouait avec la mort chaque fois qu'il quittait le pays habillé en soldat. Elle ne pouvait pas car elle était trop occupée à retenir ses larmes. Et bon dieu qu'elle était anxieuse.

Quand Stéphane l'a sérrée dans ses bras, elle l'a sérré encore plus fort, presqu'à s'en briser les côtes.

Elle a pleuré c'est certain.

D'anxiété refoulée.

Comment, quand et devrais-t-elle lui parler de sa liaison avec Thierry?

Son territoire hostile à elle commençait tout juste à se dessiner.

Et elle ignorait encore comment composer son armée.

Il ne faudra pas attendre le sol miné.

Il faudra bien lui en parler.

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