jeudi 22 mai 2014

Le Dernier Repas de Ken

Il y a facilement une dizaine d'années, surement plus, Je n'ai plus la notion du temps, ça devait être Noël, l'amoureuse avait été assez naïve pour vouloir me traîner à son souper d'entreprise. J'avais surement dit que ce type de souper, où les conjoints, fleurs de jardins momentanées, sont plus ou moins forcés de fraterniser tout en se découvrant (pour la plupart du temps se découvrant des différences irréconciliables) ne m'enchantait guère. Mais j'ai été assez naïf à mon tour pour finalement y aller.

Je savais qu'elle me trouvait beau à l'époque et souhaitait me parader comme un joueur de hockey paraderait sa mannequin d'amoureuse. Je serais son "Ken" (elle n'a en revanche, Dieu merci, rien d'une Barbie ayant la poitrine modeste et étant brune, la plus belle sur terre!).

Première connerie, je ne pouvais m'habiller comme je le souhaitais.

"Ben là, je vais être avec des collègues!"
"...et...?"
"Ben tu peux pas t'habiller de même! Tu vas avoir l'air d'un artiste!"
"Mais...je suis un artiste..." (Enfin...j'étais scénariste/recherchiste/acteur à l'époque)

Et je mettais un deuxième genou au sol, en rendant les armes à nouveau et en prenant le costume affreux qu'elle me tendait. Un costume de caissier de la banque, genre.

C'était donc dans l'inconfort, mais au moins avec un cheveu fou* qui évoquerait la vraie nature de mon être, que je conduirais dans la neige jusqu'à ce sous-sol où deux salles, côte-à-côtes allaient tenir leur party de Noël en même temps. La prestigieuse banque de l'amoureuse et un bureau quelconque. J'ai bien vu que je faisais l'effet souhaitée par l'amoureuse, beaucoup plus jeune que la plupart des conjoints, j'étais matière à Cougar.

Nous étions réunis autour d'une table ronde, une vingtaine de tables comme ça, regroupées par titre et par succursale, et comme prévu, les conjoints, (un seul employé mâle au bureau de l'amoureuse, donc une seule conjointe) avaient moins-que-peu en commun. Plus on se parlait, plus vite les ponts étaient coupés.

"Y a pas quelqu'un qui achèterais un billet de loto avec moi, pourquoi on ferait pas ça tout en gang? les conjoints, comme ça on libèrerait nos blondes de leu' job qu'i' haïssent"

Le rouge qui a coloré le visage de sa conjointe qui a aussitôt regardé son patron afin de voir si il avait entendu ça (oui, il avait entendu et était rouge aussi) était de calibre vin rouge. Elle a mitraillé son chum du regard.

"T'aime pas ton poste, Corinne?" lui avait demandé son patron sans lever le nez de son assiette.
"Ben oui! I' dit n'importe quoi! C'est lui qui aime pas que je travailles trop tard les jeudis soirs!"

Le malaise était toutefois bien installé. Je n'aurais pu faire pire et pourtant...Un des concepts de la soirée était de foncer entre les services vers la piste au son d'un air connu et de danser comme des mongols. Comme nous étions (sur une douzaine) au moins 8 à ne se considérer ni danseur, ni mongol, nous restions tous assis, au grand dam de nos amoureuses qui étaient déçues de nous voir immobiles à table tandis qu'elles faisaient le Y.M.C.A ou encore la Danse des Canards sur la piste de danse toutes les 25 minutes.

Pendant ce temps, nous étions 8 à se regarder, comme 8 fumeurs découvrant qu'ils ont une dizaine de minutes à griller ensemble et qui "devraient" se faire de la conversation, dans un silence monastique. 8 plantes de jardin joliment cordées. C'était avant l'ère des Itrucs, messageries textes et autres bidules qui peuvent toujours nous offrir une porte de sortie. Une impression que quelque chose d'important nous sollicite l'attention vers l'ailleurs, ailleurs qui lui, CONNAIT l'importance que vous avez, et a besoin de votre opinion sur quelque chose, et tout de suite! souper pas souper.. Je crois même que notre téléphone portable pesait près de 10 livres, donc nous le laissions dans le coffre à gants de la voiture. Nous buvions, du vin, de la bière, de l'eau. Pour donner une excuse à notre bouche de ne pas parler. Les fumeurs quittaient pour aller fumer, déplaçant le problème ailleurs. On buvait. On se retrouvait tous à pisser en même temps. 8 pisseux regardant le mur en silence. Rituel. Chorégraphie silencieuse. Fleurs décoratives.

Comme des employés de banque ont toujours besoin de stimulation afin de ne pas plonger dans les médisances du bureau, il y avait toute sorte de jeu d'organisés et l'un d'eux était un quizz sur la musique et le cinéma. La table qui répondrait au plus haut total de bonnes réponses, se mériterait un prix. Le bon titre de chanson/le bon film/ l'artiste qui chante. 10 questions/ 30 pts.

"MON CHUM TRAVAILLE DANS LE CINÉMA! IL EN EST DIPLÔMÉ ET IL CONNAIT TRÈS BIEN LA MUSIQUE, IL A AUSSI TRAVAILLÉ LÀ-DEDANS!"
(...)
venait-elle de clamer mon amour?
Oui. Oui, me disaient tous ces regards maintenant tournés vers moi.

"Moi aussi j'écoute beaucoup de films pis j'suis bonne..." a dit une rousse un peu boulotte que j'imaginais bien manger ses chips tous les vendredis avec son Pepsi et sa crème glacée devant Super Écran. Je n'avais jamais dit que j'étais bon mais m'étais aussi privé de le spécifier. Et c'était probablement parce que JUSTEMENT j'avais étudié en Cinéma que JAMAIS je n'aurais trouvé les chansons diffusés dans les films Before Sunrise, Armaggedon ou There's Something About Mary. 
Sur 10, je n'ai réussi que Springsteen dans Jerry Maguire et Iggy dans Trainspotting. Et je le disais "Je...je ne sais pas...Harry Potter?" et j'entendais la rousse dire en arrière ce qui allait être au final la bonne réponse, rousse dont tout le monde écrasait la voix, me laissant toute la place et surtout celle de l'amoureuse qui imposait mes réponses hésitantes. Nous avons eu 6 sur 30. Et une table de boomers qui avait triché (car la serveuse leur avait filé les réponses) avait eu, comme par magie 30 sur 30 (regards étonnés, gestes de surprise, mains portés au visage pour se cacher les yeux (tricheurs)sur la table gagnante, serveuse qui se penche pour dire des secrets du style "Ne le dites pas que je vous ai donné les réponses, ils ne vous donneront pas le prix")

Quand les réponses ont été révélées. Pratiquement toute les miennes, de notre table donc, allaient être fausses et les yeux pointilleux de la rousse se porteraient sur moi (hého! c'est pas moi qui refusait tes réponses!), mais aussi sur l'amourhonteuse, qui m'avait monté à l'autel des employés de sa succursale, qui allait me marier à sa gang, et moi qui allait ,m'effoirer la face dans le gâteau trois étages dans le processus.

Par la suite, les silences ont été plus lourds à porter à table. Quelques fois souhaités. Pendant que les filles dansaient, que les fumeurs fumaient et que nous étions assis en silence, on se penchait maintenant sur moi pour demander:

"T'as tu vraiment étudié en cinéma?"
"Ben oui"
"Tu savais pas les réponses..."
"..."
"T'es as eues toutes mal"
"...Tu me niaises tu?"

L'amoureuse était aussi gênée de son propre comportement, grisé par l'alcool, et se tenait loin de moi, rappel de son échec, notre échec, social.

Vissé à ma chaise pendant qu'on imitait Travolta sur le dance floor, je n'aidais en rien ma cause.

Vous dire que la soirée à été loooooooooooooooooooongue est un euphémisme. Plus elle avançait, plus les "non-participants" ne faisaient plus l'effort, déjà mou, de tenter de se communiquer quoi que ce soit. Le peu qu'on avait échangé n'avait que creusé davantage le fossé de ce qui nous différenciait.

Vers la fin, trois filles pourtant considérées comme de respectables jeunes femmes de carrière prometteuses se retrouveraient en fâcheuse position. La première, étendue de tout son long sur le comptoir de la salle de bain des femmes à vomir tout ce que son corps possédait. La seconde retrouvée "égarée" dans la toilette des hommes et traînée "de force" dans le party de bureau voisin au coeur d'un troupeau mâle. Elle se présentait comme la fille qui allait sortir d'un gâteau sans réaliser que c'était les mâles autour qui faisait bouillir la marmite avec le projet de la dévorer à moitié cuite. Et la dernière, pleurant comme une madeleine dans la nuit hivernale Terrebonnienne, un peu de vomi dans la crinière, et exposant des détails sur sa vie de couple dont on aurait tous pu se passer.

Les 3 ne travaillent plus à la Banque.
Et l'amoureuse ne se donne plus la peine de m'inviter à ce type de soirée.
"Garder les enfants", même si ce sont aussi les miens, et qu'ils sont assez grands pour se garder tout seul semble toujours une excuse acceptable aujourd'hui.

Ken a pris sa retraite autour de 1998.
Accoté sur un calorifère en hiver à Terrebonne, il a fondu.
Et c'est tant mieux.

Du plastique fondu, ça pue.



*Ce qui n'empêchera en rien l'amoureuse de jouer continuellement dans mes cheveux "pour me les replacer" et presque provoquer trois accidents en voiture car chaque fois j'ai "ducké" pour éviter sa main, faisant bifurquer la voiture comme un ivrogne

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